Le poisson d’élevage n’a pas toujours une bonne image, certains excès ayant marqué les esprits. La filière offre pourtant un moyen de nourrir la planète tout en préservant les ressources et le milieu naturel. Frais, séché, fumé, mariné, en conserve ou sous forme de plats cuisinés, le poisson est consommé par les Français à raison de 34 kilos par an. Notre pays a une tradition millénaire de pisciculture d’étang qui fournit carpes, gardons et brochets. Grâce à l’aquaculture marine, depuis une quarantaine d’années ces derniers ont été rejoints sur les étals par le saumon, le bar, la dorade royale et le turbot. Depuis 2014, nous mangeons plus de poisson “cultivé” que de poisson sauvage. Mais le développement de cette activité est limité par les sites disponibles. Ils sont rares, et la concurrence avec d’autres activités littorales, notamment le tourisme, est rude. Cela explique sans doute que, bien qu’experts en matière de production d’alevins, nous élevions encore peu de poissons de taille commerciale. Nous vendons des juvéniles de dorade (Sparus aurata) en Grèce, en Turquie, en Italie et en Espagne, mais ne comptons qu’une vingtaine de fermes de grossissement sur notre littoral. Il en va de même pour le très prisé turbot (Scophthalmus maximus), élevé en Europe depuis une trentaine d’années. Si la France est le premier producteur mondial de juvéniles, expédiés vers l’Europe ou la Chine, peu de turbots adultes assez gros, élevés dans des bassins à terre de la Bretagne nord aux Pyrénées-Atlantiques, arrivent sur le marché La production de bar (Dicentrarchus labrax) en Europe est passée de zéro à 50 000 tonnes entre 1980 et 2000. L’espèce illustre le paradoxe français. Sa technique d’élevage a été mise au point grâce aux recherches de l’Inra et de l’Ifremer, et les écloseries de France exportent des alevins partout en Europe, mais peu de poissons dans nos assiettes peuvent se vanter d’être “made in France”. L’élevage représente pourtant 55 % des volumes consommés. Quant au saumon, l’obtention de juvéniles pour le repeuplement a commencé dès les années 1970 en Norvège et en Écosse. L’évolution vers une production de masse s’est faite avec la maîtrise de l’élevage en pleine mer dans des cages immergées près des côtes. Depuis, on mange du saumon toute l’année. Cette espèce supporte une densité élevée dans les parcs, ce qui a entraîné bien des excès. La concentration des individus pratiquée par les industriels a des effets néfastes pour les poissons et le milieu marin. Les fjords de Norvège ont connu des épidémies de virus de l’anémie infectieuse du saumon. Les cheptels ont été décimés. Les traitements antibiotiques, le pesticide ainsi que les effluents de ces masses de poissons ont pollué les eaux et dégradé le milieu marin. L’élevage du saumon évoque alors celui du porc, avec les mêmes inconvénients quand il est pratiqué à grande échelle. L’alimentation de ces carnivores implique de recourir à la pêche minotière : d’autres espèces servent de fourrage. La nouvelle tendance est de leur substituer des farines et des huiles végétales pour éviter d’épuiser cette ressource. Car la pêche atteint ses limites. L’aquaculture permet de répondre au défi alimentaire que constitue une population en augmentation. Population, en outre, de plus en plus soucieuse de se nourrir sainement, et sensible au respect de l’environnement. L’impact de la pêche, qu’elle soit directement ou indirectement destinée à l’alimentation humaine, est considérable. La surexploitation des ressources est inhérente aux techniques employées. Les chalutiers et leurs filets géants capturent indifféremment toutes les espèces et toutes les tailles de poissons. Espèces menacées ou spécimens trop petits sont bien rejetés à la mer, mais ne survivent pas, alliant gâchis et pollution. Dans certaines zones, les poissons se regroupent pour se reproduire et sont capturés en masse, comme le bar en hiver en Manche et en mer du Nord. L’effet destructeur du chalutage sur les fonds marins, bien que difficile à mesurer, est indéniable. Les sédiments remis en suspension sont également nuisibles pour la biodiversité environnante. Quant à la pêche profonde, développée à la fin du XXe siècle pour compenser l’effondrement des ressources halieutiques de surface alors que la demande continuait à augmenter, elle a creusé les stocks en dix ans. Elle est aujourd’hui strictement réglementée pour protéger la ressource. L’élevage permet d’éviter la surpêche. C’est une autre façon d’aborder le problème : consommer du poisson, mais en le cultivant plutôt qu’en le prélevant dans les océans. L’argument en faveur de l’aquaculture est mathématique. Elle nécessite moins de nourriture pour obtenir un kilo de chair. Le poisson, animal à sang froid vivant dans l’eau, utilise moins d’énergie pour conserver sa température corporelle et constituer son ossature. Un boeuf et un poulet ne transforment respectivement que 5 et 25 % de la nourriture ingurgitée en protéines. Le rapport de conversion aliment chair est de 30 % pour une carpe d’élevage et peut atteindre 100 % chez le saumon ingurgitant farines et huiles de poisson. Le temps de l’élevage intensif sans souci de l’environnement est révolu. En Asie du Sud-Est, la crevetticulture de Penaeus monodon (crevette géante tigrée consommée par centaines de milliers de tonnes) s’est longtemps pratiquée sans égard pour la mangrove. Les eaux saumâtres ont été polluées, les herbiers sauvages dévastés, et des épidémies de maladies virales ont causé une mortalité massive chez les crevettes. À Madagascar, une production raisonnée met aujourd’hui tout en oeuvre, de la mangrove à l’assiette, pour produire mieux, en limitant l’impact environnemental. Le consommateur y trouve son compte : le Label rouge a été décerné à ces gambas pour leur saveur unique.